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La mer et le fleuve

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La dif­fé­rence entre “de la mer au fleuve” et “du fleuve à la mer” est loin d'être super­fi­cielle. Elle va direc­tement aux racines du conflit.

“La Palestine, du Jourdain à la mer, nous appar­tient !” a déclaré Khaled Meshaal au cours de l'immense ras­sem­blement de la vic­toire à Gaza

“Eretz Israël, de la mer au Jourdain, nous appar­tient !”déclarent à toute occasion les Israé­liens de droite.

Les deux décla­ra­tions semblent iden­tiques, avec pour seule dif­fé­rence le nom du pays.

Mais, si vous les relisez atten­ti­vement, il y a une légère dif­fé­rence. La direction.

DELA mer au fleuve, du fleuve à la mer.

Cela a une tout autre portée que ce qui saute aux yeux. Cela montre comment celui qui s'exprime se voit lui-​​même – venant de l'est ou de l'ouest.

Lorsque l'on dit “du fleuve à la mer”, on se considère comme appar­tenant à la grande région connue des Occi­dentaux sous l'appellation de “Moyen-​​Orient”, une partie essen­tielle du continent asia­tique. Le terme “Moyen-Orient”est, lui-​​même une expression condes­cen­dante à impli­ca­tions colo­niales – il suggère que la région n'a pas de statut d'indépendance. Elle n'existe qu'en relation avec un centre mondial très éloigné – Berlin ? Londres ? Washington ?

Lorsque l'on dit “de la mer au fleuve”, on se repré­sente comme si l'on venait de l'ouest et comme si l'on se vivait en tête de pont de l'Ouest face à un continent étranger, et pro­ba­blement hostile.

Au cours de sa longue his­toire connue, en remontant à des mil­liers d'années en arrière, ce pays – qu'il s'agisse de Canaan, de la Palestine ou d'Eretz Israël – a vu de nom­breuses vagues d'envahisseurs venir s'installer ici.

La plupart de ces vagues venaient de l'arrière pays. Cana­néens, Hébreux, Arabes et beaucoup d'autres venaient de l'est. Ils se sont ins­tallés ici, se sont mêlés à la popu­lation qui y habitait pour se trouver rapi­dement absorbés, créant de nou­veaux mélanges et établissant des rela­tions natu­relles avec les pays voisins. Ils ont mené des guerres, fait la paix, prospéré, souffert lors de périodes de sécheresse.

Les anciens royaumes israé­lites (non pas ceux mythiques de Saül, David et Salomon mais ceux réel­lement his­to­riques d'Achab et de ses suc­ces­seurs) étaient un élément naturel de cet envi­ron­nement, comme en témoignent des docu­ments contem­po­rains assy­riens et autres.

Il en était ainsi des enva­his­seurs arabes du 7e siècle. Ils se sont ins­tallés parmi les locaux. Ceux-​​ci se sont convertis très len­tement du chris­tia­nisme et du judaïsme à l'islam, ont adopté la langue arabe et sont devenus “Arabes”, tout comme les Cana­néens avant eux étaient devenus “Israélites”.

TOUTEDIF­FÉ­RENTE a été la démarche de ces enva­his­seurs qui sont venus de l'ouest.

Il y a eu trois vagues : les Phi­listins dans l'antiquité, les croisés au Moyen Âge et les sio­nistes à l'époque moderne.

Venant de l'ouest (même si c'est par voie ter­restre comme les pre­miers croisés) l'envahisseur voit le vaste continent ennemi devant lui. Il s'accroche au rivage, établit une tête de pont et avance pour l'agrandir. Il est révé­lateur qu'aucun des enva­his­seurs “occi­dentaux” n'ait jamais créé de fron­tières – ils avan­çaient ou bat­taient en retraite selon ce qu'imposaient leurs forces ou les circonstances.

Ce récit his­to­rique ne s'applique, natu­rel­lement, qu'aux enva­his­seurs venus s'établir dans le pays. Il ne concerne pas les empires enva­his­seurs qui vou­laient seulement s'imposer à la région. Ils venaient de toutes les direc­tions et pas­saient – Hit­tites et Égyp­tiens, Assy­riens et Baby­lo­niens, Perses et Grecs, Romains et Byzantins, Arabes et Mongols, Turcs et Bri­tan­niques. (Les Mongols sont venus ici après avoir détruit l'Irak, et ils ont été tota­lement vaincus par le général musulman Baybars, héritier de Saladin, au cours de l'une des batailles les plus déci­sives de l'histoire.)

Les empires orientaux se sont géné­ra­lement déve­loppés vers l'ouest à travers l'Égypte, faisant de l'Afrique du Nord un domaine sémite. Les empires occi­dentaux se sont déve­loppés vers l'est, en direction de l'Inde.

Tout­mosis, Cyrus, Alexandre, César, Napoléon et beaucoup d'autres sont venus et sont repartis – mais aucun d'entre eux n'a imprimé une marque durable sur le pays.

COMMELEURS pré­dé­ces­seurs venus de l'ouest, les sio­nistes avaient dès le début une men­talité de tête de pont, et ils l'ont gardée jusqu'à ce jour.

En réalité, ils l'avaient même avant que le mou­vement sio­niste ne soit fondé offi­ciel­lement. Dans son livre qui fait autorité, Der Judenstaat, Théodore Herzl, le vision­naire dont le por­trait est accroché dans la salle de la Knesset, avait écrit que le futur État juif consti­tuerait un élément du “mur contre l'Asie”. Il ser­virait de “position avancée de la culture contre la barbarie”.

Il ne s'agissait pas juste de culture, mais de La Culture. Ni de simple bar­barie, mais de La Bar­barie. Pour un lecteur des années 1890, cela se passait d'explication : la culture était blanche et euro­péenne, la bar­barie était tout le reste, qu'il soit brun, rouge, noir ou jaune.

Dans l'Israël d'aujourd'hui, cinq géné­ra­tions plus tard, cette men­talité n'a pas changé. Ehoud Barak a forgé la phrase qui reflète mieux que toute autre cette men­talité : “Nous sommes une Villa dans la Jungle”.

Villa : la culture, la civi­li­sation, l'ordre, l'Occident, l'Europe. Jungle : la bar­barie, le monde arabo-​​musulman qui nous entoure, un lieu rempli d'animaux sau­vages, où tout peut arriver à tout moment.

Cette phrase est répétée sans fin et admise par pra­ti­quement tout le monde. Il se peut que les hommes poli­tiques et les offi­ciers de l'armée la rem­placent par “l'environnement” (“She­khuna”). Des exemples quo­ti­diens : “Dans l'environnement où nous vivons, nous ne pouvons pas nous relâcher un seul instant !” Ou : “Dans un envi­ron­nement comme le nôtre il nous faut la bombe ato­mique !”

Moshe Dayan, qui avait une veine poé­tique, a déclaré il y a deux géné­ra­tions dans le dis­cours le plus important de sa vie : “Nous sommes une géné­ration de colons, et sans le casque d'acier et le canon il nous est impos­sible de planter un arbre et de construire une maison… C'est le destin de notre géné­ration, notre choix de vie – d'être préparé et armé, forts et résis­tants, ou sinon l'épée nous tombera des mains et la vie nous sera otée.” Dans un autre dis­cours, quelques années plus tard, Dayan a précisé qu'il ne pensait pas seulement à une géné­ration – mais à de nom­breuses géné­ra­tions à venir, sans fin – la men­talité de tête de pont typique qui ne connait aucune fron­tière, ni dans l'espace ni dans le temps.

(Une simple remarque per­son­nelle : il y a soixante-​​cinq ans, un an avant la fon­dation d'Israël, j'ai publié un opuscule qui com­mençait par ces mots : “Lorsque nos pères sio­nistes ont décidé d'établir un [foyer national dans ce pays] ils avaient le choix entre deux démarches : ils pou­vaient appa­raître [comme] une tête de pont de la race “blanche” et le maître des “indi­gènes” [ou] comme les héri­tiers de la tra­dition poli­tique et cultu­relle sémite [menant] la guerre de libé­ration des peuples sémites contre l'exploitation européenne…”)

La dif­fé­rence entre “de la mer au fleuve” et “du fleuve à la mer”n'est pas seulement poli­tique et elle est loin d'être super­fi­cielle. Elle va direc­tement aux racines du conflit.

REVENONSÀ Meshaal. Son dis­cours a été la répé­tition de la ligne pales­ti­nienne la plus extrême. Les mêmes paroles auraient pu être pro­noncées il y a soixante dix ans par le diri­geant d'alors, Haj Amin al-​​Husseini, le Grand Mufti de Jéru­salem. C'est cette ligne qui a fait le jeu des sio­nistes et a condamné le peuple pales­tinien au désastre, à des souf­frances indi­cibles et à sa situation actuelle.

La res­pon­sa­bilité en est par­tiel­lement impu­table à la langue arabe. C'est une belle langue et elle peut faci­lement griser celui qui la parle. L'histoire arabe moderne est pleine d'orateurs mer­veilleux, qui se sont laissés griser par leurs propres paroles au point de perdre le contact de la réalité.

Je me sou­viens d'une cir­cons­tance où le pré­sident égyptien, Gamal Abd al-​​Nasser, un rhé­to­ricien hors pair et l'idole des masses arabes, faisait un dis­cours rai­son­nable sur les affaires égyp­tiennes, quand quelqu'un dans la foule a crié : “Palestine, oh Gamal !” Nasser a oublié ce dont il était en train de parler pour se lancer dans une pré­sen­tation pas­sionnée de la cause pales­ti­nienne, s'échauffant de plus en plus au point de se trouver de façon évidente dans une sorte de transe. C'est cet état d'esprit qui l'a fait tomber dans le piège israélien en 1967. (Les hommes poli­tiques israé­liens depuis Menachem Begin sont, heu­reu­sement, de piètres ora­teurs, s'exprimant dans un hébreu très pauvre.)

On pourrait dire, bien sûr, que le dis­cours de Meshaal devant les masses n'était qu'une simple recherche de popu­larité et qu'il ne compte pas réel­lement – ce qui compte, ce sont les posi­tions très dif­fé­rentes qu'il a adoptées en dehors de la scène en Égypte et à Gaza. Cela pourrait sembler correct – mais ce n'est pas le cas.

D'abord, parce que les dis­cours condi­tionnent l'orateur. Il lui serait main­tenant dif­ficile de se sortir du piège verbal qu'il s'est tendu à lui-​​même, même si les audi­teurs arabes ont appris à ne pas prendre les dis­cours gran­di­lo­quents au pied de la lettre.

Ensuite, parce que les dis­cours arabes extré­mistes deviennent immé­dia­tement des armes aux mains des extré­mistes israé­liens. Ils ren­forcent l'opinion générale, selon aussi Ehoud Barak, que “nous n'avons pas de par­te­naire pour la paix”. L'image en miroir de Meshal, Avigdor Lie­berman, a déjà utilisé ce dis­cours comme arme prin­cipale pour rejeter la condam­nation euro­péenne du nouveau projet de colonie des­tructeur de Nétanyahou.

ENRÉALITÉ, Meshaal est main­tenant plus que jamais prêt à un com­promis (comme l'était Nasser à l'époque où il faisait le dis­cours que j'ai évoqué.) Il a dit que bien que n'étant pas prêt à faire lui-​​même la paix avec Israël, il accep­terait un accord de paix signé par Mahmoud Abbas et ratifié par un réfé­rendum pales­tinien. Il a dit également qu'un tel accord devrait être basé sur les fron­tières de 1967. Il sait, bien entendu, qu'Abbas est disposéà une solution “acceptée” du pro­blème des réfugiés – acceptée, en fait, par Israël.

L'ennui, c'est que dans son dis­cours public enflammé il a dit tout le contraire, et pire. C'est ce qu'avait fait Nasser, et ça l'a tué. C'est aussi ce qu'a fait, pendant quelque temps, Yasser Arafat, jusqu'à ce qu'il ait vu la folie de cette méthode. Comme, je crois, cela se passera pour Khaled Meshaal, quand il le faudra.

Il n'y a pas d'échappatoire à la simple vérité qu'il y aura deux États entre le fleuve et la mer – aussi bien qu'entre la mer et le fleuve.

À moins de vouloir que tout le pays – de la mer au fleuve, du fleuve à la mer – devienne un immense cimetière.

Article écrit en hébreu et en anglais, publié sur le site de Gush Shalom le 15 décembre 2012 – Traduit de l'anglais "The Sea and the River" : FL


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