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Les deux voix d'Enas Massalha

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Née dans un village arabe de Galilée, la soprano a débuté par une car­rière de can­ta­trice inter­na­tionale. Sans aban­donner l'art lyrique, elle a décidé de revenir vers sa terre et de chanter pour sa communauté

Enas Massalha à son domicile, à Haïfa (Israël), le 28 juin.

Elle dit joliment qu'elle est née dans la musique, " comme quelqu'un qui serait né dans la mer ". Elle dit encore que la musique et le chant font partie de son ADN. Aujourd'hui comme hier, il ne se passe pas de réunion fami­liale chez les Mas­salha sans qu'un des membres du clan entonne quelque chanson popu­laire arabe, vite reprise a cap­pella. " Mon père a une belle voix de ténor ", sou­ligne Enas Massalha.

D'aussi loin qu'elle se sou­vienne, elle chantait. Mais jamais la petite fille de Daburriya, un village au sud de Nazareth, sur les pentes du mont Tabor, n'aurait pu ima­giner que ses voca­lises allaient l'entraîner sur la scène des opéras de Tel-​​Aviv et de Berlin, à New York et à la Scala de Milan. Comment croire qu'une jeune Arabe-​​Israélienne serait sou­tenue par la société israé­lienne juive, recevant conseils, bourses et recom­man­da­tions, quitte à faire voler en éclats quelques stéréotypes…

Cette aventure si impro­bable va la placer pendant des années dans la lumière, l'entraîner dans le tour­billon de la musique clas­sique. Il y avait, sinon de la facilité, du moins une logique à pour­suivre sur cette lancée, pour atteindre la noto­riété d'une prima donna. Et puis, il y a environ deux ans, Enas Mas­salha est arrivée au bout d'un che­mi­nement inté­rieur, rat­trapée par son identité. Elle a donc pris un virage qui n'a rien d'anodin : l'opéra oui, mais pas seulement, et sans rupture avec son arabité.

Pour com­prendre cette évolution, il faut retracer son par­cours, qui a presque tout du conte de fées. Il y a au départ la volonté de parents qui érigent l'éducation en valeur car­dinale, et ce à cause de Najib, le grand-​​père d'Enas Mas­salha. " S'il connaissait le Coran par coeur, il n'a jamais su lire ni écrire ", dit-​​elle. Et pour cela, il a tenu à ce que l'un de ses fils reçoive une bonne éducation. Par chance, c'est tombé sur le père de la soprano, et ce dernier répétait souvent à sa fille ce via­tique paternel : " Apprends à connaître les autres, apprends leur langue, leur culture et leur religion. Ainsi, tu auras moins peur, et tu haïras moins. "

Dans son appar­tement qui domine la baie d'Haïfa, Enas Mas­salha le dira à trois reprises : " Cette phrase m'a guidée toute ma vie, c'est ma devise. " Apprends leur langue… C'est chose faite pour l'hébreu (outre l'arabe), dès l'âge de 4 ans, à l'école d'Afula, la capitale de la vallée de Jezreel, en Galilée. L'anglais, l'italien et l'allemand vien­dront plus tard.

Après avoir pris des leçons de chant au Jezreel Arts Centre, Enas pense vaguement, à17 ans, que sa voix pourrait compter dans sa vie. Une audition réussie à la Rubin Academy of Music and Dance de Jéru­salem, et tout bascule : " Chanter de la musique arabe et de la musique clas­sique sont deux exer­cices entiè­rement dif­fé­rents, c'est une pre­mière et une seconde voix, et il m'a fallu du temps pour qu'elles soient réunies. "

Elle a tout à apprendre : le solfège, l'harmonie, l'histoire de la musique… Plus tard, elle décou­vrira qu'être chan­teuse d'opéra, c'est " devenir athlète ", sur­veiller sa forme phy­sique, son régime ali­men­taire, ses heures de sommeil… Enas Mas­salha parle de la " relation " qu'elle entre­tient avec sa voix. " On croit que soi-​​même et sa voix sont une seule per­sonne, mais ce n'est pas vrai : une voix a sa propre per­son­nalité, qu'il faut apprendre à connaître. "

Le travail donc, et la chance. Après la Rubin Academy, il y a les Aviv Com­pe­ti­tions, dont la vocation est de repérer des jeunes talents. Enas Mas­salha fait partie des fina­listes, ce qui lui ouvre les portes de l'Opéra Studio de Tel-​​Aviv, où elle passe deux ans, de 2002à2004. Et voilà qu'une autre oppor­tunité se pré­sente, magique, en 2006 : le Staat­soper, l'Opéra de Berlin, propose un pro­gramme aux jeunes artistes talentueux.

La car­rière d'Enas Mas­salha s'accélère grâce à une ren­contre. Ayant appris que le directeur musical du Staat­soper, le chef d'orchestre Daniel Barenboim, est à Ramallah, en Cis­jor­danie, elle s'y rend. Elle chante devant le maestro qui, à l'issue de l'audition, lui demande : " Que faites-​​vous en août ? " Son orchestre du Divan occidental-​​oriental va se pro­duire au Fes­tival de Salz­bourg : trois jeunes pia­nistes du Divan vont accom­pagner trois stars de l'opéra, et le chef Barenboim, à la double natio­nalité argentine et israé­lienne, accom­pa­gnera… Enas Massalha.

En ce début juillet, Daniel Barenboim se sou­vient : " On trouve peu de chan­teurs pales­ti­niens de haut niveau, et j'ai été assez surpris d'entendre cette jeune femme qui avait une très belle voix, qui était très musicale. Elle méritait qu'on lui donne sa chance ", nous confie-​​t-​​il. Elle passe deux ans au Staat­soper, jusqu'en 2009, avec les plus grands musi­ciens, à inter­préter des oeuvres de Schubert, Schumann, Men­delssohn, Mozart surtout, avec La Flûte enchantée, dont elle incarne le per­sonnage de Papagena. Elle chante à New York et, en 2008, à la Scala de Milan.

Il y a de quoi tourner la tête de la " jeune chan­teuse d'opéra arabe-​​israélienne ", comme on la qua­lifie alors. Ce cliché jour­na­lis­tique la poursuit. " Je suis fatiguée de me voir pré­sentée comme une Arabe, et seulement après comme une chan­teuse d'opéra ", confie-​​t-​​elle au Jeru­salem Post, le 15 janvier 2009. Et d'ajouter alors : " Je ne veux repré­senter per­sonne, aucune nation ou culture. Je suis sim­plement moi-​​même. " La sen­tence, on le verra, est un peu impru­dente, car on n'échappe pas aisément à ses racines.

Tou­jours est-​​il que jusqu'en 2011, Enas Mas­salha peaufine son rôle de can­ta­trice au rayon­nement mondial. Tout va vite pour elle, peut-​​être trop. Le monde de l'opéra est une école exi­geante : " Vous êtes comme un ins­trument, vous jouez un rôle précis, tout est décidé pour vous. Quand vous chantez l'air de Pamina - dans La Flûte enchantée>, vous devez avoir une voix spé­ci­fique, comme s'il ne devait pas y avoir d'espace pour faire appa­raître votre sensibilité. "

Mais peu à peu, la soprano réalise qu'elle ne sou­haite pas consacrer toute sa vie aux scènes lyriques : " J'avais besoin d'une liberté qu'un opéra clas­sique ne pouvait pas me donner. " Elle continue à passer des audi­tions, mais au fond d'elle-même, elle aspire à une diver­si­fi­cation musicale. " Je ne voulais plus être dans une boîte ", résume-​​t-​​elle. Elle com­mence alors à suivre d'autres pistes. La Riverside Church, cette belle église de New York, l'invite à chanter, pour un concert baptisé" Song and Prayer ". C'est un succès, avec plus de soixante repré­sen­ta­tions aux Etats-​​Unis, en Israël et en Palestine.

Son envie est forte de se " res­sourcer ". Un concert à Haïfa va en être l'occasion. C'est un défi, car le registre lyrique " est très éloigné de la culture arabe ". Elle chante Puccini et Verdi devant 500 per­sonnes, et l'accueil est enthou­siaste. La chan­teuse réalise alors qu'elle est de retour : " D'un seul coup, géo­gra­phi­quement, phy­si­quement, émotion­nel­lement, vous êtes chez vous. Pour moi, c'était comme atterrir. Je ne voulais plus être décon­nectée de ma culture, je veux être une chan­teuse d'opéra qui apporte quelque chose à ma communauté. "

Quand on demande à Enas Mas­salha quelle est sa com­mu­nauté, elle feint de s'offusquer : " N'est-ce pas évident ? Par mes émotions, mes racines et mon éducation, je suis pales­ti­nienne, même si j'ai la natio­nalité israé­lienne. L'identité, ce n'est pas seulement une question de fron­tières ; le plus important, c'est la culture dans laquelle vous avez grandi. Je suis arabe et j'essaie tou­jours de défendre ma culture pales­ti­nienne. C'est pour moi quelque chose de naturel, comme le soleil qui se lève chaque matin. "

La jeune soprano n'abandonne pas l'opéra, mais elle veut " faire partie des deux mondes ", être un pont entre deux cultures. En mul­ti­pliant les concerts dans les villes mixtes (arabe et juive) comme Nazareth, Accre, Haïfa et Jaffa, elle a le sen­timent d'avoir fait découvrir l'art lyrique à sa " com­mu­nauté". Mais elle sou­haite que l'échange s'effectue dans les deux sens. " Combien d'Européens font l'effort de lire en arabe les textes de Mahmoud Darwich ? ", insiste-​​t-​​elle. A 34 ans, Enas Mas­salha a moult projets, dont celui de chanter des textes écrits par le grand poète pales­tinien. Elle en a convaincu le com­po­siteur et pia­niste israélien Noam Sivan, et un premier concert est prévu en 2014.

Au-​​delà, elle songe à des ini­tia­tives tendant à rap­procher, par le réper­toire clas­sique et la musique moderne, l'Orient et l'Occident, une démarche qui s'apparente à celle de l'orchestre Divan de Daniel Barenboim. Le chef d'orchestre, militant pas­sionné de la cause de la paix israélo-​​palestinienne, trouve " admi­rable qu'une Pales­ti­nienne éprouve le besoin et ait la volonté, de chanter pour son peuple. Les Pales­ti­niens, ajoute-​​t-​​il, ont besoin de toute per­sonne qui peut leur apporter un peu de fierté".

Parce qu'elle a beaucoup reçu d'Israël, la jeune femme estime que son expé­rience peut être un exemple de la coexis­tence pos­sible entre Juifs et Arabes. Sans se faire d'illusions : " L'occupation israé­lienne est là, incon­tour­nable. Je n'oublie pas la situation que connaît mon peuple. D'ailleurs quand je voyage, à l'aéroport Ben-​​Gourion, je suis traitée de façon humi­liante, parce que je suis arabe. Le fait d'être chan­teuse d'opéra n'y change rien…"

De Daburriya à la Scala de Milan, il y a un long chemin, qui repasse par Haïfa, comme si Enas Mas­salha avait été rejointe par son identité. Elle pense que la phrase de son grand-​​père - " apprends à connaître les autres (…) ainsi tu auras moins peur " -, l'a accom­pagnée, et que c'est la clé d'un certain bonheur. Elle-​​même semble aujourd'hui avoir réalisé la syn­thèse entre ses deux voix, une forme d'harmonie.


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