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Leurs mères, leurs pères

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C'est l'été de 1941. Cinq jeunes – trois jeunes hommes et trois jeunes femmes – se retrouvent dans un bar pour passer une soirée heu­reuse, à flirter, à se saouler, à danser des danses étran­gères inter­dites. Ils ont grandi ensemble dans le même quartier de Berlin.

C'est un temps heureux. La guerre engagée par Adolf Hitler un an et demi plus tôt s'est déroulée incroya­blement bien. Dans ce court espace de temps, l'Allemagne a conquis la Pologne, le Danemark, la Norvège, la Hol­lande, la Bel­gique et la France. La Wer­macht est invin­cible. Le Führer est un génie, “le plus grand stratège de tous les temps”.

Voilà comment débute le film qui passe en ce moment dans nos salles de cinémas – un document his­to­rique unique. Il se déroule sur cinq heures hale­tantes, et continue ensuite à occuper les pensées et les émo­tions des spec­ta­teurs pendant des jours et des semaines.

C'est à la base un film réalisé par des Alle­mands pour des Alle­mands. Le titre allemand dit tout : “Nos mères, nos pères”. L'objectif est de répondre aux ques­tions qui pré­oc­cupent les jeunes Alle­mands d'aujourd'hui : qui étaient nos parents et nos grands-​​parents ? Qu'ont-ils fait au cours de la ter­rible guerre ? Qu'ont-ils res­senti ? Quelle part ont-​​ils pris aux hor­ribles crimes commis par les nazis ?

Ces ques­tions ne sont pas posées expli­ci­tement dans le film. Mais chaque spec­tateur allemand est obligé de se les poser. Il n'y a pas de réponses claires. Le film n'explore pas le fond des choses. Il montre plutôt un vaste panorama du peuple allemand au temps de la guerre, les diverses com­po­santes de la société, les dif­fé­rents types de per­sonnes, depuis les cri­minels de guerre jusqu'aux vic­times en passant par les spec­ta­teurs passifs.

L'Holocauste n'est pas au centre des évé­ne­ments, mais il est là en per­ma­nence, non comme un évè­nement dis­tinct mais imbriqué dans le tissu de la réalité.

LEFILM démarre en 1941, et ne peut par consé­quent pas apporter de réponse à la question qui, à mes yeux, est la plus impor­tante. Comment une nation civi­lisée, peut-​​être la plus cultivée du monde, a-​​t-​​elle pu élire un gou­ver­nement dont le pro­gramme était clai­rement criminel ?

C'est vrai, Hitler n'a jamais étéélu par une majorité absolue dans des élec­tions libres. Mais il s'en est fallu de peu. Et il n'a pas eu de peine à trouver des par­te­naires prêts à l'aider à former un gouvernement.

Cer­tains ont dit à l'époque qu'il s'agissait d'un phé­nomène allemand carac­té­ris­tique, l'expression d'une men­talité alle­mande par­ti­cu­lière, forgée au cours de siècles d'histoire. Cette théorie n'est plus admise aujourd'hui. Mais si c'était le cas, cela pourrait-​​il se pro­duire dans n'importe quel autre pays ? Cela pourrait-​​il se pro­duire dans notre propre pays ? Cela pourrait-​​il se pro­duire aujourd'hui ? Quelles sont les cir­cons­tances qui ren­draient cela possible ?

Le film n'apporte pas de réponse à ces ques­tions. Il laisse les réponses aux spectateurs.

Les jeunes héros du film ne demandent pas de réponse. Ils avaient dix ans lorsque les nazis sont venus au pouvoir, et pour eux le “Reich de mille ans” (comme l'appelaient les nazis) était la seule réalité qu'ils connais­saient. C'était l'état naturel des choses. C'est là le début de l'intrigue.

Deux des jeunes étaient soldats. L'un avait déjà vu la guerre et portait une médaille de courage. Son frère venait d'être appelé sous les dra­peaux. Le troi­sième jeune était juif. Comme les deux filles, ils sont pleins d'exubérance juvénile. Tout sem­blait bien.

La guerre ? Eh bien elle ne saurait durer beaucoup plus long­temps, n'est-ce-pas ? Le Führer lui-​​même a promis que pour Noël la Vic­toire Finale serait acquise. Les cinq jeunes gens se pro­mettent les uns aux autres de se retrouver à Noël. Pas un n'avait la plus légère pré­mo­nition des aven­tures ter­ribles qui atten­daient chacun d'eux.

En voyant la scène, je ne pouvais m'empêcher de penser à mon ancienne classe. Quelques semaines après la prise de pouvoir par les nazis, j'entrais en pre­mière année de lycée à Hanovre. Mes condis­ciples avaient le même âge que les héros du film. Ils auraient dûêtre appelés sous les dra­peaux en 1941, et comme il s'agissait d'un éta­blis­sement d'élite, ils seraient pro­ba­blement tous devenus officiers.

En milieu d'année de lycée, ma famille m'emmena en Palestine. Je n'ai jamais revu aucun de mes condis­ciples, sauf un (Rudolf Aug­stein, le fon­dateur du magazine Der Spiegel, que j'ai ren­contré des années après la guerre et qui est redevenu mon ami.) Qu'est-il advenu à tous les autres ? Combien ont survécu à la guerre ? Combien ont été mutilés ? Combien sont devenus des cri­minels de guerre ?

À l'été de 1941 ils étaient pro­ba­blement aussi heureux que les jeunes du film, espérant être à la maison pour Noël.

LESDEUX frères du film furent envoyés sur le front russe, un enfer inima­gi­nable. Le film réussit à montrer les réa­lités de la guerre, faciles à recon­naître par qui­conque a été soldat au combat. Sauf que ce combat était cent fois pire et le film le fait voir brillamment.

Le frère aîné, lieu­tenant, essaie de pro­téger le plus jeune. Le bain de sang qui se poursuit quatre années de plus, jour après jour, heure après heure, change leur caractère. Ils deviennent brutaux. La mort est partout autour d'eux, ils voient des crimes de guerre hor­ribles, ils reçoivent l'ordre d'abattre des pri­son­niers, ils voient mas­sacrer des enfants juifs. Au début, ils osent encore pro­tester fai­blement, puis ils gardent leurs réserves pour eux-​​mêmes, et puis ils prennent part aux crimes tout naturellement.

Une des jeunes femmes volon­taire pour servir dans un hôpital du front, assiste aux ter­ribles agonies des blessés, dénonce une col­lègue infir­mière juive puis éprouve immé­dia­tement des remords, et se fait à la fin violer par des soldats russes près de Berlin, comme ce fut le cas pour presque toutes les femmes alle­mandes dans les zones conquises par l'armée sovié­tique avide de revanche.

Les spec­ta­teurs israé­liens pour­raient mani­fester davantage d'intérêt pour le sort du garçon juif qui avait par­ticipéà la fête heu­reuse du début. Son père est fier d'être Allemand et ne peut pas ima­giner des Alle­mands se livrant aux mau­vaises actions dont Hitler brandit la menace. Il ne rêve pas de quitter sa patrie bien-​​aimée. Mais il met en garde son fils contre la ten­tation d'avoir des rela­tions sexuelles avec sa petite amie aryenne. “C'est contraire à la loi !”

Lorsque le fils tente de fuir à l'étranger, “aidé” par un officier perfide de la Gestapo, il est pris, envoyé vers les camps de la mort, réussit à s'échapper en cours de route, rejoint les résis­tants polonais (qui haïssent les Juifs plus que les nazis) et en fin de compte survit.

Peut-​​être le per­sonnage le plus tra­gique est-​​il la seconde fille, une chan­teuse frivole, sans soucis, qui couche avec un officier supé­rieur SS pour favo­riser sa car­rière, est envoyée avec sa troupe au front, voit ce qui s'y passe réel­lement, dénonce la guerre, est mise en prison et exé­cutée dans les der­nières heures de la guerre.

MAISLE destin des héros n'est que la trame du film. Plus impor­tants sont les petits moments, la vie quo­ti­dienne, la pré­sen­tation des divers carac­tères de la société allemande.

Par exemple, lorsque l'un des amis visite l'appartement où a vécu la famille juive, la jeune femme aryenne à qui l'endroit a été attribué se plaint de l'état de l'appartement où on était venu chercher les Juifs pour les envoyer vers leur mort : “Ils n'ont même pas nettoyé avant de partir ! Voilà comment sont les Juifs, des gens sales !”

Tout le monde vit dans la peur constante d'être dénoncé. C'est une terreur enva­his­sante, à laquelle per­sonne ne peut échapper. Même au front, avec la mort en face, un soldat qui émet le moindre doute sur la Vic­toire Finale est immé­dia­tement réduit au silence par ses cama­rades. “Tu n'es pas fou ?”

Pire encore, l'atmosphère étouf­fante de consensus général. De l'officier du grade le plus élevéà la ser­vante la plus modeste, tout le monde répète inlas­sa­blement les slogans de la pro­pa­gande du régime. Non par crainte, mais parce qu'ils croient chaque mot de la machine omni­pré­sente de la pro­pa­gande. Ils n'entendent rien d'autre.

Il est extrê­mement important de com­prendre cela. Dans l'État tota­li­taire, fas­ciste ou com­mu­niste ou autre, seuls les rares esprits libres peuvent résister aux slogans du gou­ver­nement répétés sans fin. Tout ce qui est dif­férent semble irréel, anormal, fou. Lorsque l'armée sovié­tique pro­gressait en Pologne pour approcher de Berlin, les gens n'étaient pas ébranlés dans leur foi en la Vic­toire Finale. Après tout, c'est ce que dit le Führer, et le Führer ne se trompe jamais. L'idée même est absurde.

C'est cet aspect de la situation qu'il est dif­ficile d'appréhender pour beaucoup de gens. Un citoyen soumis à un régime tota­li­taire cri­minel devient un enfant. La pro­pa­gande devient pour lui la réalité, la seule réalité qu'il connaisse. C'est plus efficace que la terreur elle-​​même.

VOILÀ la réponse à la question que nous ne pouvons nous empêcher de poser encore et encore : comment l'Holocauste a-​​t-​​il été pos­sible ? Il a été pla­nifié par un petit nombre de gens, mais il a été réalisé par des cen­taines de mil­liers d'Allemands, depuis le conducteur de loco­motive jusqu'aux fonc­tion­naires qui mani­pu­laient les papiers. Comment pouvaient-​​ils le faire ?

Ils le pou­vaient parce qu'il était naturel de le faire. Après tout, les Juifs avaient entrepris de détruire l'Allemagne. Les hordes com­mu­nistes mena­çaient la vie de chaque aryen véri­table. L'Allemagne avait besoin de plus d'espace vital. C'est ce qu'avait déclaré le Führer.

Voilà pourquoi le film est si important, pas seulement pour les Alle­mands, mais pour chaque peuple, y compris le nôtre.

Des peuples qui jouent à la légère avec des idées ultra-​​nationalistes, fas­cistes, racistes ou d'autres idées anti-​​démocratiques ne réa­lisent pas qu'ils jouent avec le feu. Ils ne peuvent pas ima­giner ce que cela signifie de vivre dans un pays qui foule aux pieds les droits humains, qui méprise la démo­cratie, qui opprime un autre peuple, qui dia­bolise les mino­rités. Le film montre à quoi cela res­semble : l'enfer.

LEFILM ne cache pas que les Juifs furent les prin­ci­pales vic­times du Reich nazi, et rien n'approche leurs souf­frances. Mais la seconde victime fut le peuple allemand, victime de lui-​​même.

Beaucoup font valoir qu'après ce trau­ma­tisme, les Juifs ne peuvent pas se com­porter comme un peuple normal, et que de ce fait Israël ne peut pas être jugé selon les cri­tères des États normaux. Ils sont traumatisés.

Cela est vrai pour le peuple allemand, éga­lement. Le besoin même de pro­duire ce film inha­bituel prouve que le spectre nazi hante encore les Alle­mands, qu'ils subissent encore le trau­ma­tisme de leur passé.

Lorsque Angela Merkel est venue cette semaine rendre visite à Ben­jamin Néta­nyahou, le monde entier a ri de la photo du doigt de notre Premier ministre en train de des­siner négli­gemment une mous­tache sur le visage de la chancelière.

Mais la relation entre nos deux peuples trau­ma­tisés n'a rien d'une plaisanterie.

Article écrit en hébreu et en anglais, publié sur le site de Gush Shalom le 1er mars 2014 – Traduit de l'anglais « Their Mothers, their Fathers » pour l'AFPS : FL.


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