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Printemps sanglant

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LORS D'UN vol pour Londres en 1961, j'ai fait une ren­contre excep­tion­nelle. En cours de route, l'avion fit une escale à Athènes où un groupe d'Arabes nous rejoignit. C'était déjà un événement en soi. À l'époque il n'arrivait guère à des Israé­liens de ren­contrer des gens de pays arabes.

Trois jeunes Arabes se sont assis dans le rang der­rière moi et je me suis arrangé pour me pré­senter et engager la conver­sation avec eux. J'ai appris qu'ils étaient syriens. J'ai fait allusion à la rupture de la Répu­blique Arabe Unie, l'union de l'Égypte et de la Syrie sous l'autorité pan­arabe de Gamal Abd-​​el-​​Nasser.

Mes trois voisins étaient très heureux de la rupture. L'un d'entre eux a sorti un pas­seport de son sac et me l'a tendu. C'était un document tout neuf émis par la Répu­blique Arabe de Syrie.

On ne pouvait abso­lument pas se tromper sur l'immense fierté avec laquelle ce jeune Syrien me faisait voir – à moi un ennemi israélien – cette preuve de l'indépendance fraî­chement retrouvée de la Syrie. J'étais devant un patriote syrien, pur et simple.

L'UN DES livres qui aient eu un profond impact sur moi dans ma jeu­nesse a été “Une his­toire de la Syrie” de Phillip Hitti.

Hitti, un chrétien maronite de ce qui est aujourd'hui le Liban, avait été formé dans le Bey­routh ottoman avant d'émigrer aux États-​​Unis, où il devint le père des études arabes modernes.

Son livre révo­lu­tion­naire se fondait sur une Syrie constituée d'un seul pays depuis le désert du Sinaï jusqu'aux mon­tagnes turques, de la Médi­ter­ranée aux fron­tières de l'Irak. Ce pays, appelé Sham en arabe, com­prend les États actuels du Liban, d'Israël, de Palestine et de Jordanie.

Hitti racontait l'histoire de ce pays depuis les temps pré­his­to­riques les plus reculés jusqu'à main­tenant (le main­tenant d'alors), strate sur strate, prenant en compte chaque période et chaque région, comme l'Israël biblique, la Pétra des Naba­théens. Tout cela par­ti­cipait de l'histoire mer­veilleu­sement riche de Sham.

Le livre modifia ma propre per­ception géo­gra­phique et cultu­relle de notre place dans le monde. Même avant la création de l'État d'Israël, je sou­tenais que nos écoles devraient appliquer cette per­ception inclusive à l'histoire de la Palestine à travers les âges.

(Cela aurait fait enrager Hitti qui contestait l'existence d'un pays appelé Palestine. Au cours d'une longue contro­verse avec Albert Ein­stein, un sio­niste convaincu, Hitti pré­tendait que cette entité nommée Palestine avait été inventée par les Bri­tan­niques pour faire entrer dans l'esprit des gens l'idée que les Juifs la revendiquaient.)

C'EST CHEZ HITTI que j'ai pour la pre­mière fois acquis des connais­sances sur les nom­breux groupes ethno-​​religieux de la Syrie et du Liban d'aujourd'hui. musulmans sun­nites et chiites, druzes, maro­nites, mel­kites et beaucoup d'autres confes­sions chré­tiennes anciennes et modernes du Liban ; sun­nites, alaouites, Druzes, Kurdes, Assy­riens et une dou­zaine de confes­sions chré­tiennes en Syrie.

Les puis­sances impé­ria­listes euro­péennes, la Grande-​​Bretagne et la France, en déman­telant après la Pre­mière guerre mon­diale l'Empire Ottoman qui inté­grait tout cela ne se sont guère pré­oc­cupées de la diversité de leurs nou­velles acqui­si­tions. Cependant l'une et l'autre ont adopté le principe de “diviser pour régner”. Les Français y ont excellé.

Face à une vio­lente oppo­sition natio­na­liste et à un sou­lè­vement armé conduit par les druzes, ils ont découpé la minuscule Syrie en micro-​​États ethnico-​​géographico-​​religieux. Ils jouaient des anta­go­nismes entre Damas et Alep, musulmans et chré­tiens, sun­nites et alaouites, Kurdes et Arabes, druzes et sunnites.

Leur entre­prise la plus lourde de consé­quences, la sépa­ration du “Grand Liban” à domi­nante chré­tienne du reste de la Syrie a eu un effet durable. (On l'appela le Grand Liban parce que les Français y incor­po­rèrent non seulement des régions purement chré­tiennes, mais aussi des régions musul­manes – chiites dans le sud et sun­nites dans les villes portuaires.)

LORSQUE LES Français furent fina­lement chassés de la région à la fin de la Seconde guerre mon­diale, la question fut de savoir si et comment la Syrie et le Liban allaient pouvoir sur­vivre comme États nationaux.

Dans les deux on trouvait une contra­diction struc­tu­relle entre le natio­na­lisme uni­fi­cateur et la ten­dance sépa­ra­trice ethnico-​​religieuse. Ils ont adopté deux solu­tions différentes.

Au Liban, la réponse a été la délicate structure d'un État fondé sur un équi­libre entre les com­mu­nautés. Chaque per­sonne “appar­tient” à une com­mu­nauté. En pra­tique chacun est le citoyen de sa com­mu­nauté, et l'État n'est qu'une fédé­ration de communautés.

(Cela est par­tiel­lement un héritage des empires byzantin et ottoman, mais sans empereur ni sultan. On trouve cela en Israël, aussi – juifs, sun­nites, druzes et chré­tiens ont leurs propres tri­bunaux pour les ques­tions de statut per­sonnel et ne peuvent pas se marier entre eux.)

Le système libanais est la négation du principe démo­cra­tique “une per­sonne – une voix”, mais il a survécu à une guerre civile vio­lente, à plu­sieurs mas­sacres, à un certain nombre d'invasions israé­liennes et à un passage des chiites de la der­nière place à la pre­mière. Il est beaucoup plus robuste qu'on aurait pu le supposer.

La solution syrienne a été très dif­fé­rente – une dic­tature. Des hommes forts se sont suc­cédés jusqu'à ce que la dynastie al-​​Assad l'ait emporté. Sa sur­pre­nante lon­gévité tient au fait que beaucoup de Syriens de toutes les com­mu­nautés semblent avoir préféré un tyran, même brutal, à l'éclatement de l'État, au chaos et à la guerre civile.

RIEN DE PLUS, semble-​​t-​​il. Le Prin­temps syrien est un fruit du Prin­temps arabe, mais dans un contexte très dif­férent.

L'Égypte est de loin très dif­fé­rente de la Syrie pour per­mettre une com­pa­raison. L'unité de l'Égypte a été incon­tes­table depuis des mil­liers d'années. L'orgueil national égyptien est presque pal­pable. La question sou­levée par des com­men­ta­teurs israé­liens de savoir si le nouveau pré­sident est avant tout un Frère musulman ou avant tout un Égyptien n'évoque rien pour un Égyptien. Le Frère musulman égyptien est, bien entendu, égyptien avant tout. Il en va de même pour les coptes égyp­tiens, l'importante minorité chré­tienne. (Leur nom, comme le mot Égypte lui-​​même, vient de l'ancien nom du pays.)

L'unité de l'Égypte, comme celle de la Tunisie et même de la Libye, après le ren­ver­sement des dic­ta­teurs, témoignent de la conscience nationale de ces peuples. Ce n'est pas une donnée en Syrie.

Si le Monstre de Damas finit par être renversé, la Syrie va-​​t-​​elle survivre ?

Dans l'ensemble du monde occi­dental, et aussi en Israël, des experts annoncent avec jubi­lation que le pays va se démembrer, plus ou moins selon les lignes du pré­cédent colonial français. C'est tout à fait pos­sible. L'une d'entre le petit nombre d'options qui restent à Bashar al-​​Assad consiste à ras­sembler les alaouites de son armée pour se replier dans le réduit alaouite du nord-​​ouest du pays, le coupant du reste du pays.

Cela entraî­nerait beaucoup d'effusion de sang. Les alaouites chas­se­raient cer­tai­nement tous les sun­nites de leur région, et les sun­nites expul­se­raient les alaouites de toutes les autres régions. Cela pourrait res­sembler aux événe­ments hor­ribles en Inde lors de la par­tition du sous-​​continent et de la création du Pakistan, même si ce serait à une échelle bien moindre.

Les druzes du sud de la Syrie crée­raient alors leur propre État (un vieux rêve en Israël). Les kurdes du nord-​​est feraient de même, peut-​​être pour rejoindre le semi-​​État kurde voisin en Irak, un cau­chemar turc. Res­te­raient alors à la Syrie les villes éter­nel­lement concur­rentes de Damas et d'Alep. C'est pos­sible, mais cer­tai­nement pas inévi­table. Ce serait le test suprême d'un natio­na­lisme syrien. Existe-​​t-​​il ? Est-​​il suf­fi­samment fort pour sur­monter le sépa­ra­tisme des communautés ?

Je ne me ris­querais pas à pro­phé­tiser. Je peux seulement espérer. J'espère que les divers éléments de l'opposition syrienne s'unissent suf­fi­samment pour gagner la guerre civile brutale actuelle et créer une nou­velle Syrie.

À la dif­fé­rence de la plupart des com­men­ta­teurs israé­liens je ne crains pas l'“islamisation” de la Syrie. C'est vrai, les Frères musulmans syriens ont tou­jours été plus vio­lents que l'organisation égyp­tienne parente. Par leurs actions à l'époque où ils ont contribué à pro­voquer le ter­rible mas­sacre per­pétré par Hafez al-​​Assad à Hama. Mais le pouvoir poli­tique exerce un effet modé­rateur, comme nous le voyons au Caire.

POUR MOI, il reste un mystère. Je vois sur internet que beaucoup de gens bien inten­tionnés dans le monde, spé­cia­lement à gauche, sou­tiennent Bashar.

C'est un phé­nomène qui se répète. Il semble qu'on se trouve en face d'une sorte de ‘mon­stro­philie' de gauche. Les mêmes gens qui étaient soli­daires de Slo­bodan Milo­sevic, de Hosni Mou­barak et de Mouamar Kadafi font main­tenant cause commune avec Bashar al-​​Assad, condamnant une nou­velle fois bruyamment les projets impé­ria­listes amé­ri­cains contre ce bien­faiteur public.

Fran­chement, cela me semble un peu fou. C'est vrai, la poli­tique des grandes puis­sances exerce une influence sur ce qui se passe en Syrie, comme par ailleurs pour tout ce qui se passe dans le monde. Mais le caractère et les actions de Bashar al-​​Assad, à la suite de celles de son père, ne laissent aucune place au doute. C'est un monstre qui mas­sacre son peuple et qu'il faut écarter aussi rapi­dement que pos­sible, de pré­fé­rence sous l'autorité de l'ONU. Si c'est impos­sible, en raison du veto russe et chinois – pourquoi, pour l'amour du ciel ?! – eh bien les rebelles syriens doivent recevoir tout le soutien possible.

J'ESPÈRE de tout mon cœur qu'une Syrie libre, unifiée, démo­cra­tique va émerger de cette tour­mente, une autre fille du Prin­temps arabe.

Inch Allah, si Dieu le veut, comme le diraient nos voisins.

Article écrit en hébreu et en anglais, publié sur le site de Gush Shalom le 11 août 2012 – Traduit de l'anglais "Bloody Spring" pour l'AFPS : FL


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