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La censure est de retour

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Accusée par cer­tains de faire l'apologie du ter­ro­risme, l'exposition de l'artiste pales­ti­nienne Ahlam Shibli au musée du Jeu de Paume, à Paris, fait plutôt « craindre une nou­velle vague de ter­ro­risme moral », redoute Emmanuel Alloa, phi­lo­sophe et théo­ricien de l'image, directeur de sémi­naire 2012/​2013 au Jeu de Paume.

Il y a bientôt cinq siècles que La Boétie écrivit son Dis­cours sur la ser­vitude volon­taire. Jadis, c'était la sou­mission au monarque absolu que dénonçait l'ami de Mon­taigne. Aujourd'hui, la ser­vitude volon­taire a pris des formes nou­velles, d'autant plus sour­noises qu'elles se bardent de moralité. Les pays occi­dentaux – et ses intel­lec­tuels en par­ti­culier – ont embrassé avec d'autant plus de ferveur la cause des prin­temps arabes qu'ils y voyaient la preuve du fait que les peuples du Levant s'illuminent donc, enfin, des Lumières et qu'ils se décident à déca­piter, après quelques siècles de retard, les têtes de leurs tyrans. Il était temps, diront les bien-​​pensants, ceux qui se savent déjà du bon côté : il y donc bien une raison à l'œuvre dans l'Histoire. Pourtant, cette condes­cen­dance avec laquelle on a porté le regard sur les ten­ta­tives du monde arabe, jamais assez concluantes, de se défaire de ses des­potes, ferait presque oublier que dans nos sociétés, une autre tyrannie s'est établie d'autant plus dura­blement qu'elle ne dit pas son nom : la tyrannie de la bien-​​pensance. Vous ne connaissez pas ? La bien-​​pensance, c'est cette idéo­logie désormais hégé­mo­nique qui, au nom de prin­cipes moraux dont elle détient les clés, demande avant tout la chose sui­vante : d'arrêter de penser. D'arrêter de penser, comprenez-​​vous, car cela ris­querait de heurter la sen­si­bilité de certains.

Au début du mois de mars, la Galerie nationale du Jeu de Paume a vu son compte Facebook sus­pendu pendant 36 heures. Le grief ? Sur sa page du réseau com­mu­nau­taire, le musée avait affiché une photo en noir et blanc de l'artiste Laure Albin Guillot (18791962) mon­trant un nu féminin drapé. Facebook inter­disant toute forme de nudité, le compte fut auto­ma­ti­quement sus­pendu et le musée mis en garde contre toute infraction future. Si le compte a entre-​​temps été rétabli, le musée a promis d'autocensurer sa com­mu­ni­cation sur le réseau social. Peu de temps aupa­ravant, la page Facebook du magazine amé­ricain The New Yorker avait elle aussi été sus­pendue, à cause d'un cari­cature mon­trant Ève aux seins nus. Sou­cieux de ne pas se mettre à dos le puissant réseau, le des­si­nateur Mick Stevens avait rem­placé le dessin incriminé par une version où il aura pris soin de rha­biller Adam et Ève. Jusqu'où ira la ser­vitude volontaire ?

Après l'affaire du Concept du visage du fils de Dieu du metteur en scène italien Romeo Cas­tel­lucci, où des inté­gristes catho­liques étaient presque par­venus à faire dépro­grammer au Théâtre de la Ville de Paris ce spec­tacle accusé de « chris­tia­no­phobie », c'est au tour de l'exposition de l'artiste pales­ti­nienne Ahlam Shibli, qui vient de s'ouvrir au Jeu de Paume, aux Tui­leries, de faire craindre une nou­velle vague de ter­ro­risme moral. Depuis son inau­gu­ration, les menaces sont quo­ti­diennes et le musée a dûêtre fermé, ven­dredi soir, pour une alerte à la bombe : l'exposition est incri­minée de faire « l'apologie du ter­ro­risme », notamment par la Ligue de défense juive (LDJ). Comble du paradoxe, bien sûr, quand on sait que cette asso­ciation, interdite aux Etats-​​Unis et en Israël, avait attaqué phy­si­quement les spec­ta­teurs d'une pièce pales­ti­nienne en 2009, dans le VIIe arron­dis­sement, et qu'un de ses com­mandos avait pénétré au Musée d'art moderne de la ville de Paris en 2010, pour sac­cager l'exposition du pho­to­graphe allemand Kai Wie­denhöfer dédiée aux condi­tions de vie dans la bande de Gaza.

Bien sûr, on pourra tou­jours dire que ces sont là des grou­pus­cules mar­ginaux et d'ailleurs, les “ bien-​​pensants ” ne manquent pas de se démarquer de leur vio­lence. Mais ils n'en demandent pas moins la dépro­gram­mation de l'exposition, à grands ren­forts venant de l'étranger. Etrange, quand on sait que pendant toute la période pendant laquelle l'exposition avait été montrée pré­cé­demment au Musée d'art contem­porain de Bar­celone, celle-​​ci n'avait pas suscité la moindre polé­mique… En quoi font-​​elles donc scandale, aujourd'hui, en France, ces photos d'Ahlam Shibli et en quoi feraient-​​elles « l'apologie du ter­ro­risme » ? Il est peu pro­bable que ce soit la série sur les com­mé­mo­ra­tions de la Seconde guerre mon­diale à Tulle, en Corrèze, ni celle sur les orphe­linats en Pologne, ni même sans doute celle sur les homo­sexuels et trans­sexuels au Proche-​​Orient.

Des six séries, c'est donc la der­nière, inti­tulée Death, qui est incri­minée. La pho­to­graphe, née en Galilée en 1970 et appar­tenant elle-​​même à la minorité arabe des bédouins d'Israël, s'y inté­resse à la place cen­trale qu'occupent, au sein de l'imaginaire pales­tinien, les morts de la Seconde Intifada (20002005). A fil des foyers qu'elle visite dans les camps de réfugiés de Naplouse et des alen­tours, elle montre ces por­traits, souvent glo­rifiés, des jeunes hommes qui sont morts, ou bien sous le feu des balles israé­liennes ou bien parce qu'ils se sont fait exploser lors d'attentats kami­kazes. Des familles qui jusque-​​là n'étaient que des familles ordi­naires deviennent soudain des familles vénérées, parce qu'un des leurs est devenu un “ martyr ”.

Dans son com­mu­niqué publié le 14 juin 2013, la ministre de la Culture ne sou­tient qu'à mi-​​mot l'institution dont elle a pourtant la tutelle, se montre com­pré­hensive face à tous ceux que ces images déran­ge­raient et demande au Jeu de Paume de « dis­tinguer la pro­po­sition de l'artiste de ce qu'exprime l'institution ». Mais qu'est censé exprimer une ins­ti­tution ? Quel est le message (bien-​​pensant) que doit faire passer un musée « contre » ses artistes ? Il est bien triste de voir qu'au pays de Victor Hugo, de Vol­taire ou de Rousseau, le ministère qui a en charge de défendre la liberté d'expression artis­tique considère que sa mission consiste au contraire dans son enca­drement étroit. Bref, de défendre un art neu­tralisé, embaumé et socio­logisé d'avance, pour éviter le risque que l'art puisse éven­tuel­lement nous faire réfléchir.

« Mon travail est de montrer », dit Ahlam Shibli, « pas de dénoncer ni de juger ». Or c'est pré­ci­sément ce qu'on semble vouloir lui refuser. L'artiste, qui dans la série Tra­ckers, également exposée au Jeu de Paume, tente de montrer toute l'ambiguïté de cette com­mu­nauté bédouine dont elle est issue, prise en étau dans le conflit et accusée de traî­trise par les deux côtés, cette même artiste est sommée de s'identifier, de choisir son camp et de signifier clai­rement ses inten­tions, de façon à pouvoir être mieux réfutée ensuite. Pour cette forme – la plus sub­li­minale – de censure qui consiste à déter­miner le sens d'une œuvre pour mieux en évacuer ensuite la puis­sance déran­geante, le poète Bernard Noël (celui même dont le roman Le Château de Cène avait été condamné pour outrage aux mœurs en 1973) avait trouvé une expression cin­glante : il appelait cela la « sensure ».


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