L'Iran, c'est l'ennemi sur lequel le gouvernement Nétanyahou a bâti sa majorité.
Le déclenchement d'une guerre est toujours une affaire de calendrier, qu'il soit diplomatique, politique ou météorologique (l'invasion de l'Irak en 2003 devait se faire avant les grosses chaleurs et les vents de sables de l'été mésopotamien). Il peut aussi être technologique et électoral, comme on le voit en ce moment autour de la question du bombardement de l'Iran par Israël et les Etats-Unis, qui a resurgi avec vigueur ces dernières semaines.
Cela fait maintenant plusieurs années que les Israéliens menacent de frapper les installations nucléaires iraniennes, afin d'éviter ce que tout le monde croit probable sans en être certain, à savoir que Téhéran se dote de l'arme atomique. Depuis que Benyamin Nétanyahou est revenu au pouvoir à Tel-Aviv en 2009, cette option ne cesse d'être brandie, et elle a gagné en acuité grâce au concept nouvellement forgé par le ministre de la défense israélien, Ehud Barak, de « zone d'immunité ».
Il s'agit du moment à partir duquel le savoir-faire nucléaire iranien ne pourrait plus être affecté par un bombardement, autrement dit un point de non-retour au-delà duquel, quoi qu'il arrive, Téhéran pourrait entrer en possession de l'arme atomique. Barak et Nétanyahou estiment que cette date se situe dans neuf mois. Autrement dit, juste avant l'élection présidentielle américaine de novembre 2012, qui représente la seconde considération de calendrier majeure au regard d'une frappe préventive contre l'Iran.
L'Iran, c'est l'ennemi sur lequel le gouvernement Nétanyahou a bâti sa majorité. Dès le mois de janvier 2009, alors qu'Israël bombarde Gaza et mène l'opération Plomb durci, le Likoud fait déjà campagne sur le thème : « L'Iran, c'est le plus grand défi de l'histoire d'Israël, c'est la principale menace pour la subsistance de notre pays. » C'est en substance ce que nous explique alors l'attaché de presse de Gideon Sa'ar, numéro 2 du parti de Nétanyahou, élu député un mois plus tard en février 2009, et actuel ministre de l'éducation (lire ici notre reportage publié alors).
Depuis trois ans, l'Iran n'a jamais vraiment disparu du débat public israélien. C'est aujourd'hui l'argument numéro un du gouvernement pour reprendre la main vis-à-vis de l'opinion publique et continuer à focaliser le débat sur les questions de sécurité.
A l'été 2011, le mouvement social sans précédent a rebattu les cartes, rapproché des communautés jusque-là irrémédiablement opposées (arabes israéliens et israéliens juifs issus des pays arabes, les mizrahims) autour des comités logements, de lutte contre les expulsions et la vie chère. Ce mouvement a su créer une dynamique nouvelle, effrayant le gouvernement qui a, dès l'automne, tenté de calmer les 500.000 manifestants de l'été avec une batterie de mesures pour enrayer la flambée des prix des logements. Dans le même temps, Nétanyahou et Barak ont remis le couvert, et ressorti des placards la menace iranienne, bien aidés par la communication de Mahmoud Ahmadinejad, qui souffle le chaud et le froid avec les inspecteurs de l'AIEA et le conseil de sécurité.
Début 2012, la menace d'Israël d'attaquer l'Iran est-elle pour autant devenue autre chose qu'un argument électoral ? Israël peut-il réellement prendre le risque d'attaquer l'Iran, trente ans après avoir bombardé la centrale irakienne d'Osirak, au sud de Bagdad, le 7 juin 1981 ? Le Likoud et le gouvernement y sont unanimement favorables. Il y a donc tout lieu de le croire, et de prendre au sérieux désormais la perspective d'une offensive préventive israélienne, qui pourrait plonger le Moyen-Orient dans un chaos absolu.
La seule opposition sérieuse à des frappes ne peut venir que de l'armée israélienne
« Il y a désormais 80 % de chances qu'Israël attaque l'Iran avant la fin de l'année. » Celui qui parle ainsi n'est pas un énième analyste, hier ambassadeur, aujourd'hui consultant pour l'un des nombreux think tank de la droite israélienne, dont les prédictions s'avèrent aussi exagérées que fantaisistes. C'est Emmanuel Navon, militant du Likoud et candidat à la députation, l'un des rares universitaires du parti de Nétanyahou (il enseigne les relations internationales à l'université de Tel-Aviv).
Pour le Likoud, le tournant, c'est le dernier rapport de l'AIEA. « Concrètement, ce rapport établit que l'Iran aura la bombe dans moins d'un an, assène Emmanuel Navon. Dès lors, quelle est la plus grande folie ? Attaquer l'Iran, et s'attendre à des mesures de rétorsions qui embraseront tout le Proche-Orient, ou attendre patiemment que l'Iran devienne une puissance nucléaire, alors que cet Etat s'est doté d'un président qui évoque régulièrement la destruction d'Israël ? »
Si les perspectives de frappes contre l'Iran sont réelles, c'est aussi parce que ce projet n'est pas seulement celui du Likoud. C'est aussi celui d'Ehoud Barak, ministre de la défense, qui y adhère totalement. C'est lui qui a élaboré l'offensive contre Gaza à l'hiver 2008-2009. Et depuis son départ du parti travailliste, l'ancien premier ministre sait que son avenir politique est désormais limité, dans la perspective des élections législatives de la fin 2013. Conscients de l'impasse de leur ancien adversaire, plusieurs membres influents au sein du Likoud ont même été jusqu'à proposer que leur parti accueille Barak au sein de son bureau politique ! En interne, la fronde a été telle que l'incorporation de l'ancien chef du parti travailliste voulue, nous dit-on, par Nétanyahou lui-même, n'a pas abouti.
À côté de ces calculs de politique interne, une partie des Israéliens demeurent inquiets face à une guerre en laquelle ils ne veulent pas croire. Mais leurs voix, exprimées par intermittence au sein du quotidien Haaretz (ici, ou là), très partagé sur la question, ne pèsent pas lourd.
Pas sûr non plus que dans leur majorité les Israéliens sachent que l'Université de Shiraz est l'une des plus prisées au monde pour les sciences dures, la physique et les mathématiques, ni que le potentiel militaire iranien est forcément beaucoup plus important que ce dont le Hezbollah peut être capable. En 2006, l'armée israélienne avait pourtant subi un revers tout symbolique contre le « Parti de Dieu » libanais, qui avait déclenché un véritable débat national, et au sein de l'armée, jusqu'à bouleverser la composition de l'état-major.
« Moi-même, je n'ai pas les éléments pour décider, glisse Emmanuel Navon, du Likoud. Comment voulez-vous alors que les Israéliens puissent débattre en connaissance de cause ? L'opinion publique est massivement opposée à l'idée d'un Iran nucléaire, mais ne peut mesurer la proportion des représailles. Tout est aujourd'hui entre les mains de Nétanyahou et Barak. »
Pour le gouvernement israélien, la seule opposition sérieuse, en capacité de remettre en cause l'offensive, ne peut désormais venir que de l'armée, en particulier l'armée de l'air, qui doit encore engager toutes les études nécessaires pour déterminer la faisabilité du plan de Barak et Nétanyahou. Ce sont les seules recommandations que le gouvernement israélien entendra, tout le monde en Israël faisant le calcul que les Etats-Unis seront conduits, même s'ils ne le souhaitent guère, à suivre Israël contraints et forcés. L'opposition à la guerre contre l'Iran est pourtant la seule constante de la politique étrangère de Barack Obama, qui avait même fait campagne sur ce thème.
En cas de frappes, il serait extrêmement difficile pour Obama de rester les bras croisés
À la Maison Blanche, il est évident que personne ne souhaite un bombardement, et encore moins une guerre ouverte avec l'Iran. Non seulement parce que l'administration Obama estime que les sanctions économiques commencent à porter leurs fruits, tout comme les opérations de déstabilisation du programme nucléaire (le virus informatique Stuxnet, les assassinats de scientifiques), mais aussi parce que la CIA et les autres agences de renseignement pensent que Téhéran est plus loin de la bombe atomique que ne le pensent les Israéliens (les estimations vont de 15 mois à trois ans).
Surtout, aucun président ne souhaite mener une campagne de réélection dans des conditions aussi hasardeuses qu'un conflit avec l'Iran. « Je suis sûr que David Axelrod (un des principaux conseillers d'Obama et son directeur de la campagne pour 2012) n'a aucune envie de voir éclater les tensions avec l'Iran, car tout pourrait dégénérer de manière imprévisible », explique Joe Tripi, un stratège démocrate, qui a travaillé pour Howard Dean et John Edwards. « Or, rien n'est plus dangereux pour un président voulant se faire réélire que les événements qui échappent à son contrôle ou peuvent se retourner contre lui. »
Il n'y a pas que l'entourage chargé de la réélection d'Obama qui désire éviter toute confrontation avec l'Iran, il y a aussi le Pentagone. Le 8 janvier, lors d'un entretien télévisé, il a été demandé au secrétaire à la défense, Leon Panetta, comment les Américains réagiraient si Israël lançait une attaque unilatérale sur Téhéran. Réponse de l'intéressé : « Si les Israéliens prenaient cette décision, alors nous devrions nous préparer à protéger nos forces. Ce serait notre priorité. »
Autrement dit, la première réaction des Etats-Unis ne serait pas de protéger Israël ou de faire en sorte que l'Iran ne puisse pas répliquer, mais de protéger ses soldats déployés au Proche-Orient.
Une dizaine de jours après cette mise en garde à l'intention de Tel-Aviv, le chef d'état-major interarmées, le général Martin Dempsey, a été dépêché en Israël pour expliquer en personne à Nétanyahou et à Barak que les Américains ne participeraient pas à un conflit contre l'Iran déclenché par une attaque israélienne qui n'aurait pas été approuvée par Washington. Cette mission de Dempsey et l'explication de Panetta représentent la réponse de l'administration américaine à ce qui est perçu comme un jusqu'au-boutisme du gouvernement israélien. En effet, selon l'analyste Matthew Kroenig, cité il y a deux semaines par le New York Times Magazine, « il semble que les Etats-Unis ont demandé à Israël, primo, de ne pas attaquer l'Iran, et secundo, d'avertir Washington à l'avance si jamais ils décidaient quand même de frapper. Israël a apparemment répondu négativement à ces deux demandes ».
Néanmoins, en dépit de ces signaux clairs adressés par la Maison Blanche à Nétanyahou et consorts, Obama ne peut pas s'extraire aussi facilement d'une décision israélienne de frappe unilatérale. Ce qu'a parfaitement compris Tel-Aviv. Une immense majorité des Américains est, de manière instinctive, pro-israélienne, et ne comprendrait pas que les Etats-Unis ne volent pas au secours de leur plus proche allié au Proche-Orient.
En année électorale, sachant que la quasi-totalité du camp républicain, dont les trois candidats encore en lice pour l'investiture, rivalise de rhétorique belliqueuse anti-iranienne, et qu'une bonne partie du parti démocrate a des accointances très fortes avec la communauté juive, il serait extrêmement difficile pour le Président-candidat de rester les bras croisés en disant à Israël : « Vous l'avez voulu, vous l'assumez ! »
M.J. Rosenberg, l'un des fondateurs de la coalition J Street, visant à organiser à Washington un lobby juif qui n'épouse pas les préceptes likoudniks, ne le dit pas différemment : « Le principal élément à considérer dans la rhétorique guerrière qui émane aussi bien des candidats républicains que d'une partie des démocrates est la satisfaction des donateurs favorables à la guerre. » C'est-à-dire les riches américains qui financent les candidats et qui tombent dans au moins l'une de ces trois catégories : évangélistes chrétiens, néo-conservateurs, communauté juive. « Dans ces conditions, je pense qu'Israël peut faire exactement ce qu'il veut entre maintenant et l'élection de novembre. »
Selon cette analyse, quel que soit l'avis d'Obama sur une attaque israélienne, Tel-Aviv est libre de l'ignorer sans en subir de conséquences, et ensuite, si l'attaque a lieu, la Maison Blanche sera bien en peine de regarder ce qui se passe depuis le banc de touche. La pression de l'électorat et des financiers de l'élection fait qu'il n'y a guère de position gagnante pour Obama. Sa seule issue est de réussir à convaincre Nétanyahou discrètement, et sans le dire publiquement, d'attendre que l'élection soit passée pour frapper Téhéran. Pour Obama, cela signifie gagner du temps pour faire plier Téhéran et s'assurer qu'une guerre impromptue et dangereuse ne viendra pas perturber sa campagne. Pour Tel-Aviv, cela signifie attendre au-delà de ce qui est jugé aujourd'hui raisonnable, mais cela permettrait aussi de tirer les marrons du feu de l'élection américaine, quel qu'en soit le résultat.
Si Obama est réélu, il pourrait se montrer enclin à laisser Israël frapper et même à l'aider dans cette opération sachant qu'il est de nouveau installé à la Maison Blanche pour quatre ans. Si c'est un républicain qui est élu, alors il y a toutes les chances qu'il se montre plus enthousiaste à l'idée d'une frappe conjointe israélo-américaine. Dans les deux cas de figure, Nétanyahou s'en sort gagnant. S'il a la patience d'attendre neuf petits mois…
publié le 11 février 2012 par Médiapart (photos sur l'article source)