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Les contradictions d'une commission vérité israélienne sur la Nakba

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Près de quinze ans après l'appel de l'intellectuel pales­tinien Edward Said à l'établissement d'un comité pour la vérité his­to­rique et la justice poli­tique, l'association israé­lienne Zochrot lance les pré­pa­ratifs de sa propre « com­mission de vérité publique ». Rendue célèbre début 2014 par le lan­cement de son appli­cation iNakba, qui permet de visua­liser les vil­lages pales­ti­niens détruits en 1948, Zochrot ouvre un nouveau front dans sa lutte contre l'oubli des crimes commis en 1948 au nom d'Israël.

Réfugiés pales­ti­niens dans la région de Tul­karem. CICR, 1948.

Depuis l'annonce de la fin des neuf mois de négo­cia­tions israélo-​​palestiniennes sous égide amé­ri­caine, les ini­tia­tives se mul­ti­plient pour pallier l'échec des pour­parlers. Devant le refus israélien de libérer le qua­trième contingent de pri­son­niers, l'Organisation de libé­ration de la Palestine (OLP) a rapi­dement publié le 1er avril 2014 quinze demandes d'adhésion à des traités inter­na­tionaux, relançant ainsi le débat d'une accession à la Cour pénale inter­na­tionale pour juger des crimes de la colo­ni­sation israé­lienne. Tout aussi inat­tendue fut la signature d'un accord de récon­ci­liation entre le Fatah et le Hamas, qui a permis la for­mation d'un gou­ver­nement d'union nationale lar­gement composé de per­son­na­lités indépendantes.

Lutte contre l'oubli

C'est dans ce contexte qu'une orga­ni­sation israé­lienne, ins­pirée par les pré­cé­dents his­to­riques sud-​​américains et la popu­larité de la Com­mission vérité et récon­ci­liation sud-​​africaine, a entrepris de lancer une « com­mission de vérité publique », dont la pre­mière réunion publique aura lieu en octobre 2014. Ins­tauré après une période de guerre civile ou de dic­tature, ce type de com­mission a, par le passé, permis dans dif­fé­rents pays de recueillir les mil­liers de témoi­gnages de vic­times que l'appareil judi­ciaire ne peut pas, ou ne veut pas, traiter. Quitte à faire l'impasse, dans un premier temps, sur la res­pon­sa­bilité pénale des cri­minels, elle fait parfois entendre des voix jusqu'alors inaudibles.

L'organisation à l'origine de ce projet, Zochrot (« Elles se sou­viennent » en hébreu), est une figure emblé­ma­tique de la lutte pour le droit au retour des réfugiés à l'intérieur d'Israël. Alors qu'Israël a voté en 2011 une loi inter­disant l'accès aux fonds publics israé­liens pour toute asso­ciation com­mé­morant la Nakba [1] , Zochrot continue à tenir annuel­lement des confé­rences sur le sujet, et met à dis­po­sition des ensei­gnants israé­liens un « kit d'éducation à la Nakba » bien que ce mot ait été offi­ciel­lement banni des livres sco­laires en 2009 par le gou­ver­nement de Benyamin Nétanyahou.

Ce petit groupe de mili­tants de gauche, baséà Tel-​​Aviv, a par ailleurs lancé au cours de l'été2013 une appli­cation pour télé­phone por­table, iNakba, per­mettant de loca­liser sur la carte d'Israël les vil­lages détruits par les milices juives [2] en 1948 et fournir des infor­ma­tions rela­tives à l'expulsion de leurs habi­tants palestiniens.

Après douze ans d'existence dédiés à informer le public israélien sur la réalité des crimes commis durant leur « guerre d'indépendance » en 1948, Zochrot a décidé de laisser la parole aux témoins de cette époque, Israé­liens et Pales­ti­niens. L'association se réfère aux pro­grammes de « justice tran­si­tion­nelle » [3] pour décrire le travail de sa com­mission. Cette der­nière aura pour objectif de pré­senter publi­quement les récits col­lectés en rapport avec les exac­tions israé­liennes com­mises alors.

De la difficultéà rassembler des témoignages

La pre­mière audition publique se tiendra le 21 octobre pro­chain à Beer Sheva (Bir al-Saba'a en arabe), exac­tement 66 ans après l'opération Yoav qui permit aux forces israé­liennes de s'emparer de cette ville, offrant un point d'accès, en plein désert du Néguev, vers Gaza et l'Égypte. Cet évé­nement devrait, selon Debby Farber en charge de ce projet à Zochrot, constituer la pre­mière étape d'une série de « com­mis­sions vérité publique » que l'association compte orga­niser chaque année à travers Israël. Compte tenu de l'impossibilité pour les réfugiés pales­ti­niens main­tenus en exil à l'extérieur (Liban, Syrie, Jor­danie) ou vivant en Palestine d'obtenir un permis pour se rendre sur le ter­ri­toire israélien, l'association entend donner la parole en premier lieu aux anciens habi­tants de la région de Beer Sheva, qui sont restés en Israël après la des­truction de leurs vil­lages. La pos­session de docu­ments israé­liens (carte de rési­dence de Jéru­salem ou citoyenneté israé­lienne) sera éga­lement une condition néces­saire pour les Pales­ti­niens qui, au côté de per­son­na­lités étran­gères et israé­liennes, com­po­seront le jury de la com­mission. Cependant, la plupart des sur­vi­vants ne pourront par­ti­ciper, ayant à l'époque fui vers Gaza où ils demeurent aujourd'hui enfermés. Zochrot envisage donc d'obtenir de leur part un témoi­gnage enre­gistré par vidéo et pense à les faire par­ti­ciper par visio­con­fé­rence lors de la tenue publique de cette com­mission. L'engagement des Pales­ti­niens en faveur du boycott de toute inter­action avec des orga­ni­sa­tions israé­liennes risque en l'espèce de limiter consi­dé­ra­blement la par­ti­ci­pation de témoins rési­dants à Gaza ou en Cisjordanie.

L'autre dif­fi­culté que Zochrot devra sur­monter pour mener à bien son projet est la col­lecte des témoi­gnages d'anciens mili­ciens juifs ayant par­ticipé aux combats dans la région de Beer Sheva. En effet, l'ambition de cette com­mission est, selon ses propres termes, de constituer à l'occasion de ces ren­contres publiques une mise en parallèle des récits des réfugiés pales­ti­niens avec des com­bat­tants ayant servi dans la même zone. Cette ambition fait l'originalité de ce projet, alors que les infor­ma­tions sur la Nakba ne manquent pas, pour qui veut se donner la peine d'explorer le riche travail accumulé au fil des années. Que ce soit le travail des his­to­riens pales­ti­niens, le recueil de l'histoire orale des réfugiés ou la pro­duction des « nou­veaux his­to­riens » israé­liens [4], la réalité de cette épu­ration eth­nique se trouve lar­gement docu­mentée. Mais la volonté de Zochrot butte sur un scep­ti­cisme, pour ne pas dire une oppo­sition, des anciens mili­ciens quant à l'intérêt de venir témoigner dans une telle enceinte. Ainsi, Zochrot n'a pour l'instant pu recueillir que deux témoi­gnages d'Israéliens et com­mence à réfléchir à d'autres solu­tions, comme la lecture de récits de com­bat­tants, pour pré­senter au moins cinq témoi­gnages israé­liens durant cette pre­mière journée.

Pour inciter ces témoins à venir parler devant la com­mission, Zochrot a décidé de parler des «évè­ne­ments de 1948»à l'occasion de cette com­mission, en effaçant la réfé­rence à la Nakba qui ren­verrait à une per­ception uni­quement pales­ti­nienne de ces «évè­ne­ments ». S'ils espèrent ainsi ne pas décou­rager cer­tains Israé­liens à les rejoindre, ils prennent le risque de mettre en péril le travail qu'ils effec­tuent depuis des années pour imposer le terme même de « Nakba » au sein de la popu­lation israé­lienne. Néan­moins, ils entendent se servir de cette occasion pour aborder la question de l'héritage de la Nakba et ses décli­naisons contem­po­raines car « la Nakba n'a pas cessé en 1948». Le choix du Néguev leur offre ainsi l'occasion d'inviter des asso­cia­tions pales­ti­niennes comme Adalah qui vien­dront pré­senter la situation des com­mu­nautés bédouines d'Israël et les poli­tiques de « relo­ca­li­sation » que l'État hébreu veut leur imposer, comme le plan Prawer-​​Begin, fina­lement aban­donné en décembre 2013 face à la résis­tance des popu­la­tions locales.

Une initiative à portée limitée

Le travail de Zochrot se situe dans la lignée d'autres d'initiatives récentes israé­liennes. L'exemple de la cam­pagne de Breaking the Silence, qui recueille le témoi­gnage de mili­taires ayant servi dans les ter­ri­toires occupés, semble avoir inspiré ces mili­tants pour qui l'essentiel de leur travail est « de faire admettre la vérité, pro­mouvoir la recon­nais­sance et la res­pon­sa­bilité (israé­lienne) pour faci­liter un pro­cessus his­to­rique de justice et de paix ». Cet atta­chement à ins­crire ce travail dans la société israé­lienne se retrouve dans un autre projet exposé en octobre 2012, qui fut à l'origine de cette com­mission, lancé par l'historien Ilan Pappe et le réa­li­sateur Eyal Sivan. A common archive, Palestine 1948 a ras­semblé les témoi­gnages de plus de trente com­bat­tants juifs, ainsi que des archives vidéos, pré­sentés dans le cadre d'une expo­sition aux côtés de témoi­gnages de réfugiés pales­ti­niens. On retrouve la même volonté de sen­si­bi­liser l'opinion israé­lienne dans la com­mission Zochrot qui est, pour ces orga­ni­sa­teurs, l'occasion de « créer un débat public et obtenir plus de soutien auprès des Israé­liens dans ce combat mené depuis des années ».

Éga­lement per­suadés de la nécessité de porter à la connais­sance du public la réalité de la colo­ni­sation israé­lienne, un col­lectif d'intellectuels avait, dès 2009, procédéà la création du Tri­bunal Russel pour la Palestine [5] . À l'époque, les membres de ce tri­bunal avaient dénoncé la relative indif­fé­rence qui entourait leur travail, notamment en Israël. Néan­moins, pour Debby Farber, ce risque n'est pas à craindre dans le cas de la com­mission Zochrot. Elle assure qu'en dépit de leurs moyens limités, leur statut de « cible favorite des orga­ni­sa­tions sio­nistes israé­liennes » leur garantira une cou­verture média­tique plus impor­tante, ne serait-​​ce que pour dénoncer cette initiative.

En spé­ci­fiant « ne pas être un tri­bunal, mais un forum informel » — contrai­rement à ce qui s'est produit dans d'autres pays où le recueil de témoi­gnages a pu servir à l'établissement de pro­cé­dures judi­ciaires adé­quates — Zochrot court le risque de ne ren­contrer que peu d'écho auprès des Pales­ti­niens. Alors que ces der­niers espèrent pour­suivre les plus hauts res­pon­sables israé­liens devant les tri­bunaux inter­na­tionaux, les objectifs affichés par l'association israé­lienne ne semblent pas être en mesure d'appuyer leurs demandes. De plus, la com­mission se tiendra sans soutien éta­tique, consé­quence de la volonté de s'établir en dépit de tout accord poli­tique préa­lable. Ses défen­seurs avancent que c'est l'occasion d'inventer une « nou­velle forme de justice tran­si­tion­nelle, durant le conflit », faisant mine d'ignorer qu'historiquement ces « tri­bunaux des larmes » sont avant tout des outils du poli­tique pour décréter la paix civile après une période de conflit interne ou de crimes de masse.

L'initiative de Zochrot témoigne de la déter­mi­nation à ne pas laisser la réalité de la Nakba ignorée par le public israélien. Cependant, l'absence de soutien, tant du côté pales­tinien que d'instances publiques et la mar­gi­nalité de ce type d'initiative au sein de la popu­lation israé­lienne risque de confiner cette « com­mission vérité publique »à une audience rela­ti­vement réduite et déjà convaincue.


[1] Signi­fiant « catas­trophe » en arabe, ce mot renvoie dans l'historiographie pales­ti­nienne à la des­truction de cen­taines de vil­lages et l'expulsion de plus de 700000 réfugiés qui n'ont jamais pu revenir sur leurs terres. Sa com­mé­mo­ration, chaque 15 mai, donne lieu à des mani­fes­ta­tions dans les camps de réfugiés et dans les ter­ri­toires pales­ti­niens, vio­lemment réprimés par les forces israé­liennes. En 2014, deux ado­les­cents pales­ti­niens ont été abattus aux environs de la prison d'Ofer lors de ces commémorations.

[2] On parle ici de « milices » et de « mili­ciens » juifs puisque l'armée est, à la nais­sance d'Israël, com­posée des milices juives actives durant la période du mandat bri­tan­nique. C'est éga­lement le terme retenu par Zochrot.

[3] Plé­biscité par de nom­breux acti­vistes et intel­lec­tuels depuis une ving­taine d'années, ce terme regroupe l'ensemble des pro­grammes mis en place en sortie de conflit pour tenter de répondre à des demandes diverses : écriture de l'histoire immé­diate, révé­lation de l'ampleur des crimes commis et répa­ration. Les com­mis­sions vérité et récon­ci­liation, celle ins­taurée après la fin de l'apartheid en Afrique du Sud par exemple, en sont les prin­cipaux outils.

[4] Ce terme désigne les his­to­riens qui, à l'instar de Benny Morris, Ilan Pappé ou Avi Shlaïm, pour ne citer que les plus connus, ont bou­le­versé l'historiographie israé­lienne à partir d'un travail sur les archives israé­liennes et bri­tan­niques. Ils ont abouti à une remise en cause des mythes fon­da­teurs du sio­nisme, en par­ti­culier ceux attachés à la création d'Israël et à la négation de la Nakba.

[5] Ins­tauré en 2009, sur le modèle du tri­bunal d'opinion conduit par Jean-​​​​Paul Sartre et Ber­trand Russel pour juger des crimes de guerre amé­ri­cains au Vietnam, ce tri­bunal a rendu des conclu­sions sans appel en 2013. Il était composé, notamment, de Sté­phane Hessel, Leila Shahid, Raymond et Lucie Aubrac, Gisèle Halimi, Aminata Traoré, Angela Davis, Boutros Boutros-​​​​Ghali, Etienne Balibar, Judith Butler, Noam Chomsky, Norman Fin­kel­stein, Eric Rouleau, Naomi Klein, Ilan Pappe ou Mohammed Bedjaoui.


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